Rwanda: La publication de la liste n° 1 des présumés “génocidaires” de la 1ère catégorie viole le principe de la présomption d’innocence
En date du 29 septembre 1996, le Procureur Général près la Cour Suprême, Monsieur Siméon RWAGASORE a ordonné “la publication de la liste n° 1 de la première catégorie prescrite par l’article 9 de la loi organique n° 8/96 du 30 Août 1996 (Journal Officiel n° 17 du 1er septembre 1996) qui dispose: “au fur et à mesure que les enquêtes progressent, une liste des personnes poursuivies ou accusées d’avoir commis des actes les rattachant à la première catégorie est dressée et mise à jour par le Procureur Général près la Cour Suprême. Cette liste sera publiée trois mois après la publication de la présente loi organique au Journal Officiel et republiée périodiquement par la suite pour refléter les mises à jour”. Cette loi organique concerne l’organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou contre l’humanité commis entre le 1er Octobre 1990 et le 31 décembre 1994.
Le Journal Officiel de la République Rwandaise a publié le 30 novembre 1996 “la première liste des personnes de la première catégorie” poursuivies ou accusées de crime de génocide ou de crime contre l’humanité (Journal Officiel 35ème année, n° spécial du 30 novembre 1996). Depuis sa parution, beaucoup de questions se posent à propos de cette liste qui comprend 1946 noms. Fallait-il la publier au Journal Officiel et lui imprimer ainsi un caractère de notoriété publique?
En vertu des articles 14 et 17 de la loi du 30/8/96, “les personnes relevant de la première catégorie encourent la peine de mort”. Cette peine doit être prononcée par les chambres spécialisées des tribunaux de Première Instance. Les jugements des chambres spécialisées ne peuvent être frappées que d’appel “fondé sur les questions de droit ou des erreurs de faits flagrantes”. Autrement dit elles ne peuvent pas faire un appel sur le fond.
Il s’agit de personnes jugées responsables du drame rwandais et qui risquent, outre la peine de mort, la dégradation civique, totale et perpétuelle. Une telle accusation est trop grave pour être formulée sans s’assurer des preuves suffisantes à charge de ces personnes.
Après plusieurs mois d’enquête sur la “confection de cette liste”, le Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda livre le résultat de ses investigations et analyses dans un document de 12 pages annexé à ce communiqué n° 10/97 du 25 mars 1997. Ce document est intitulé “Analyse de la situation qui prévaut au Rwanda en rapport avec la répression du génocide”. Il comprend trois parties: 1) Les considérations politiques générales; 2) Les considérations juridiques et 3) La conclusion qui abordera les conséquences prévisibles de cette liste n°1 sur la crédibilité du régime et de la justice rwandaise. Les considérations qui suivent s’inscrivent dans le simple souci de justice, elles ne sont ni une défense des personnes ayant une responsabilité dans la tragédie rwandaise qui devront en répondre tôt ou tard ni un exposé exhaustif sur les reproches qu’on peut formuler à propos de cette liste. La justice doit garantir la paix sociale en recherchant la vérité, en respectant la légalité des infractions et des peines et en évitant tout acte pouvant amener la suspicion de partialité ou un climat de méfiance au sein de la population.
Le Centre saisit cette occasion pour dénoncer et condamner d’abord “l’épuration ethnique et politique” de la Magistrature Rwandaise qui a précédé la confection et la publication de cette liste. En effet plusieurs magistrats hutu intègres et indépendants ont été victimes d’assassinats politiques, d’arrestations et d’emprisonnements illégaux et arbitraires. Aujourd’hui, près de quarante magistrats croupissent encore dans les prisons-mouroirs, tandis qu’une dizaine ont été assassinés par les nouveaux escadrons de la mort, issus des milieux extrémistes tutsi. Le Centre estime que la totalité des magistrats hutu rescapés sont régulièrement intimidés de telle sorte qu’il leur est impossible de travailler en toute indépendance. Parmi eux, une douzaine de magistrats sont particulièrement persécutés. Même la plupart des magistrats tutsi, placés par le “pouvoir occulte”, subissent toutes formes de pressions de la part des extrémistes qui tiennent à pratiquer une justice du vainqueur sur le vaincu; une justice de deux poids, deux mesures, qui leur assure l’impunité aux uns et poursuit les autres.
Considérant que la mémoire des victimes aurait dû imposer un plus grand respect de la vie, et un examen sérieux des dossiers afin d’éviter que des innocents soient condamnés pour des crimes qu’ils n’ont pas commis. Comme les crimes commis sont imprescriptibles, il aurait fallu rechercher des éléments de preuve sérieux pour la crédibilité de la justice, assurer un respect des dispositions légales en vigueur et ainsi publier peu de noms mais pour lesquels il y a des indices sérieux de culpabilité. Au lieu de cela, le régime de Kigali prend le risque de sombrer dans la diffamation. D’après nos investigations, il sera très difficile de justifier la publication des noms de certaines personnes, même si le régime mise sur les fausses dépositions de témoins comme indices de culpabilité, qui risquent d’être pris pour convaincants en l’absence de la partie défenderesse. On peut d’ores et déjà s’attendre à des actions en diffamation et des demandes de réparation aux agents responsables et à l’Etat.
Certaines personnes injustement publiées sur cette liste ont écrit au Procureur Général près la Cour Suprême. Aucune réaction officielle à ces requêtes n’a pas encore été enregistrée.
Le Centre dénonce et condamne ce procédé par liste qui, sur le plan du droit, est inadmissible. D’une part, cette liste s’inscrit dans le cadre de l’application d’une loi manifestement anticonstitutionnelle. D’autre part, les anomalies relevées illustrent à suffisance que sa confection procède de la volonté d’en faire un outil politique de diabolisation de toute personne ayant eu la chance d’échapper aux emprisonnements arbitraires et de s’assurer de donner au squattage de biens d’autrui un semblant de légalité.
Le Centre dénonce au passage l’adoption récente d’une loi légalisant la détention préventive pouvant s’étendre sur quatre ans sans jamais conduire le détenu une seule fois devant le juge. Et quand on sait que sous prétexte de souveraineté nationale, le régime de Kigali a décliné l’offre d’assistance internationale en magistrats étrangers, tout en concluant des accords d’assistance militaire, les rwandais et les pays amis étrangers peuvent apprécier l’importance que ce régime attache à la justice.
Fait à Bruxelles, le 25 Mars 1997
Pour le Centre, MATATA Joseph, Coordinateur