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Com036/1998 : Jean Kambanda, ex-Premier ministre, plaide coupable au TPIR.

Si l’opinion s’est interrogée sur les conditions entourant le plaidoyer de culpabilité intégrale du Chef du gouvernement intérimaire du 09/04 au 17/07/1994, le CLIIR a salué que l’intéressé assume sa part de responsabilité.

Considérations sur le plaidoyer de culpabilité de Jean KAMBANDA, Premier Ministre du gouvernement intérimaire

Le Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda se réjouit de ce que Jean KAMBANDA, Premier Ministre du gouvernement intérimaire aux affaires depuis le 9 avril jusqu’au 17 juillet 1994 ait décidé de plaider coupable devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda lorsqu’il comparaissait pour la première fois devant ce Tribunal en son audience du 1er mai 1998.

            Rappelons qu’il est poursuivi pour génocide, entente en vue de commettre le génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, complicité dans le génocide et crimes contre l’humanité. Les faits infractionnels lui reprochés sont ainsi qualifiés par le Bureau du Procureur.

            En plaidant coupable, Jean Kambanda reconnaît de facto la véracité des faits lui reprochés dans l’acte d’accusation :
–    L’ancien premier ministre « exerçait une autorité et un contrôle de jure et de facto sur les hauts fonctionnaires et les officiers supérieurs de l’armée, y compris les préfets » ;
– Pour avoir présidé des réunions ministérielles où les massacres étaient évoquées, « il a failli à son devoir d’assurer la sécurité de la population, en sa qualité de premier ministre » ;
– « La nomination d’un nouveau préfet par le gouvernement Kambanda et en présence de ce dernier, le 19 avril 1994, a encouragé et permis le début des massacres de civils à Butare » ;
– Il s’est personnellement rendu dans plusieurs préfectures, pour y superviser l’action du gouvernement, avec les membres duquel il a « incité , aidé et encouragé à commettre des massacres et des assassinats de civils, en particulier de Tutsi et de Hutu  modérés » ;
– Il a notamment distribué des armes et des munitions « sachant que ces armes seraient utilisées dans la perpétration de massacres de civils, majoritairement des membres de la population tutsi » ;
– Il a encouragé la RTLM (Radio-Télévision Libre des Milles Collines) « à continuer d’inciter aux massacres de  la population civile tutsi, en disant spécifiquement que cette radio était une arme indispensable pour combattre l’ennemi ».

            En tant que premier ministre pendant la période critique, Jean Kambanda est prêt à assumer ses responsabilités.

            Selon le procureur Muna lors d’une conférence de presse tenue peu après que l’accusé ait accepté de plaider coupable, Jean Kambanda serait prêt à témoigner dans d’autres affaires. Il a indiqué que s’il lui était demandé de témoigner sur des faits qu’il connaît, il n’hésiterait pas à le faire.

            Le Centre est d’avis que cette démarche contribuera à briser la culture de l’impunité que veulent perpétuer à la fois ceux qui ont intérêt à entretenir un flou artistique sur ce qui s’est passé d’horrible au Rwanda pendant qu’ils étaient aux affaires et ceux qui, maintenant qu’ils ont le pouvoir, veulent exploiter politiquement cette tragédie. Les deux groupes d’extrémistes trouvent leur compte à accréditer une culpabilisation globalisante de l’ethnie hutu et une victimisation globalisante de l’ethnie tutsi. Les premiers espèrent ainsi convaincre les hutu qu’ils n’ont d’autre salut qu’à s’unir à eux pour la reconquête du pouvoir, tandis que les seconds tentent d’anéantir tous les hutu qu’ils considèrent comme des opposants potentiels.
           
            Au regard des six chefs d’accusation portés contre Jean Kambanda, il serait illusoire de se réfugier derrière un plaidoyer de non-culpabilité, quand le monde entier a assisté à des scènes horribles d’extermination de populations civiles innocentes par des éléments identifiables des structures du pouvoir en place dont il était premier ministre. Certains organes de l’Etat ont même eu l’audace de les justifier plutôt que de les arrêter.

            La démarche de Jean Kambanda procède d’un engagement qui remonte à 1995 quand il était encore dans les camps des réfugiés de Bukavu.

            Répondant à la question de savoir ce qu’il était prêt à faire pour établir la vérité, Jean Kambanda avait déclaré : « Je suis prêt à comparaître devant un tribunal international, si on a des preuves que j’ai participé à des massacres. Mais je suis prêt aussi à indiquer des pistes sur lesquelles on devrait faire des enquêtes. Il ne faut pas que la Communauté internationale se décharge sur nous , elle a aussi ses responsabilités. Elle aurait pu prévoir, elle aurait pu même intervenir, elle n’a pas voulu. Le Front Patriotique Rwandais (FPR) a ses propres responsabilités dans cette tragédie. Donc, il faut que tout cela soit déballé, que tous les responsables soient identifiés, et il faut arrêter de faire croire que l’histoire du Rwanda commence le 6 avril 1994 ». 

            A la question de savoir ce qu’a fait son Gouvernement pour empêcher les massacres qui ont entraîné l’auto-destruction de tout un peuple, il avait répondu comme suit : « Les massacres ont commencé avec l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le 6 avril au soir. Le Gouvernement a été mis en place le 9 avril. Le 10 déjà, j’ai rencontré le Général Dallaire qui était à l’époque le commandant de la MINUAR.. On lui a demandé s’il pouvait intervenir. On lui a demandé de garder une certaine neutralité, de s’interposer réellement entre les deux belligérants pour que la situation se calme. Nous ne pensons pas qu’il ait fait quelque chose en ce sens. Au contraire, l’ONU s’est désengagée. Le 11, j’ai fait une réunion avec tous les préfets . Le message est passé à la radio. Je leur demandais de faire des réunions avec la population, pour leur faire comprendre que l’ennemi auquel on est confronté n’est pas le voisin avec lequel on habite, mais que c’est un ennemi armé, et qu’on devrait cesser ce massacre inter-ethnique. Nous avons fait une descente de pacification sur le terrain, pour expliquer aux gens que la confrontation inter-ethnique ne fait que nous desservir dans la lutte qu’on menait. Nous avons fait protéger par la gendarmerie les camps de réfugiés , notamment à Kabgayi »

      Jean Kambanda reconnaît dans le même interview (Trait d’Union Rwanda n°5 de 1995) qu’il y a eu des massacres inter-éthniques, qu’il y a eu des criminels des deux côtés et que la vérité doit être dite.  Ayant été  plusieurs fois incriminé en tant que responsable d’un gouvernement soi-disant des tueurs, il veut que l’on sache qui est tueur et qui ne l’est pas.

            Dans un document qu’il a rendu public lorsque, suite à la création du Rassemblement pour le retour des Réfugiés et la Démocratie au Rwanda « R.D.R. », des pressions étaient exercées sur lui pour que son gouvernement en exil s’efface au profit d’une organisation « propre » que certains ténors de la tragédie rwandaise venaient d’intégrer, Jean Kambanda regrettait que certaines personnes s’évertuaient à diaboliser ceux qui avaient eu le malheur d’avoir été là au mauvais moment, tandis que certains de ceux qui avaient tiré les ficelles se hâtaient de se chercher une virginité au sein du R.D.R.

            Tous ces éléments sont de nature à illustrer, si besoin en était , que la décision de Kambanda  de plaider coupable n’est pas le résultat d’une  pression quelconque ou de promesses mirobolantes comme semble vouloir l’accréditer une certaine presse.

            D’ailleurs, lorsqu’il a appris qu’il était recherché par le TPIR, il n’ a pas cherché à se mettre en cachette comme l’ont fait ceux qui se trouvaient sur la même liste que lui. Le Procureur Muna a déclaré le 1er mai 1998  que dès l’arrestation de Jean Kambanda en juillet dernier au Kenya, il savait qu’il allait plaider coupable, « mais on ne savait pas qu’il allait plaider coupable sur les six chefs d’accusation ».

            Le Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda apprécie une telle démarche qui contribuera à faire éclater la vérité dans la mesure où l’accusé décide de lui-même à collaborer avec la Justice en déclarant tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a vécu, les circonstances dans lesquelles il a été appelé aux affaires, les contraintes qu’il a  dû endurer, les pressions éventuelles qu’il a subi et de la part de qui.

            En effet, l’article 62, (iii) du règlement de procédure et de preuve du T.P.I.R. dispose que la Chambre de première instance du Tribunal ( ici le tribunal d’Arusha par opposition à la chambre d’appel qui, elle, siège à la Haye) invite l’accusé à plaider coupable ou non coupable.

            Dans l’hypothèse où l’accusé décide de plaider coupable, le débat porte sur la hauteur de la peine qui sera prononcée contre lui en tenant compte des circonstances atténuantes qui permettent d’alléger la peine. C’est uniquement l’homme qu’on juge.

            Dans l’hypothèse où il décide de plaider non coupable, le débat porte d’abord sur les faits et leur imputabilité et ensuite sur l’homme.

            Jean Kambanda sait pertinemment qu’il a une certaine responsabilité dans ce qui s’est passé au Rwanda pendant qu’il était aux affaires. Mais il sait aussi qu’il ne gouvernait rien avant d’être appelé au poste de premier ministre le 9 avril 1994, alors que les tueries avaient commencé deux jours auparavant. Tout le monde sait d’ailleurs qu’il s’était terré quelque part chez un ami gendarme.

            Il n’ignore pas que certains de ceux qui l’ont fait nommer à ce poste, sont les mêmes que ceux qui l’avaient combattu lorsque son nom avait été avancé par son parti comme candidat premier ministre du Gouvernement de Transition à Base Elargie (GTBE) en lieu et place de celui qui, avec le soutien du FPR et du MRND, s’était lui-même proposé au mépris des dispositions statutaires de son propre parti.

            En effet, les deux blocs politico-militaires, qu’étaient la tendance MRND-CDR d’une part et le FPR d’autre part, avaient intérêt à casser l’opposition intérieure pour arriver à la dichotomie ethnique de la société rwandaise, ce qui fut d’ailleurs fait. De ce point de vue, leur responsabilité dans la tragédie du Peuple Rwandais tout entier est partagée.
    Le Professeur Filip REYNTJENS relève que « les civils promus aux plus hautes fonctions seront originaires de la préfecture méridionale de Butare. Il  eût été impensable, dans la période précédente, que le président de la République, le premier ministre et les chefs d’état major de l’armée et de la gendarmerie soient tous des « banyenduga » (originaires du sud du pays) », voulant expliquer que les initiateurs du génocide auraient ainsi cherché à en faire assumer la responsabilité à leurs rivaux sudistes.

            Toutes ces considérations devront être déballées à l’audience et ne manqueront pas d’influer sur la peine à prononcer. Ce sera aussi l’occasion de citer d’autres acteurs impliqués dans la tragédie, que ce soit au niveau des structures de son gouvernement  mais aussi au niveau du FPR ou de la Communauté internationale.

            Même en plaidant coupable, Jean Kambanda jouit des droits de la défense. Ceux-ci sont énoncés à l’article 20 du Statut du TPIR  qui s’inspire lui-même de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il s’agit des garanties judiciaires minimales pour qu’il puisse y avoir procès équitable et public.

            La qualification légale définitive des faits constitutifs d’infraction étant, en droit interne de beaucoup d’Etats, de la compétence de juridictions de jugement, il n’y a pas de raison de douter que ce principe puisse être d’application au niveau du TPIR. Il n’est donc pas exclu que des faits infractionnels qualifiés comme tels au niveau des actes d’accusation puissent être qualifiés autrement par la juridiction de jugement à  l’issue de procès transparents et équitables.

            En plaidant coupable, Jean Kambanda reconnaît la réalité des faits. Des gens ont été tués par des individus opérant en tant qu’individus ou en tant que structures du pouvoir qu’il était censé exercer. Ces tueries sont susceptibles de recevoir diverses qualifications suivant les débats qui pourront avoir lieu en cours de plaidoiries. Et les responsabilités des éléments armés du FPR pourront aussi être relevées.

            C’est donc dire que plaider coupable ne préjuge pas de la reconnaissance ou non du génocide. Seuls les faits infractionnels sont reconnus, lesquels peuvent être qualifiés ou non de génocide par la juridiction de jugement à l’issue de procès équitable et transparent.

            Le Centre en appelle à tous les accusés à bien vouloir collaborer avec la justice internationale en déballant toutes les informations en leur possession de façon à faire éclater la vérité et cela dans l’intérêt supérieur du peuple rwandais.

            Le cas de Kambanda devrait amener tous les responsables de l’ancien et du nouveau régime à réfléchir. Toutes les personnes qui acceptent de cautionner des régimes criminels doivent savoir qu’elles auront un jour à en répondre. Les différents gouvernements qui se sont succédés au Rwanda depuis que le FPR a pris le pouvoir le 19 juillet 1994, doivent répondre des massacres et de l’extermination systématique d’une composante du peuple rwandais auquels se livre l’Armée rwandaise. Ces responsables auront un jour à en assumer toutes les responsabilités. Nous pensons aux gouvernements Faustin TWAGIRAMUNGU et Pierre Célestin RWIGEMA qui ont continué à cautionner les massacres sélectifs par les troupes du FPR.

Pour le Centre, Joseph MATATA, Coordinateur

 Traits d’Union RWANDA, n° 5, Edition spéciale, 1995.